venerdì 9 maggio 2008

Michel Chodkiewicz - Qu'est-ce que le soufisme?

Qu'est-ce que le soufisme?

Entretien avec 
Michel Chodkiewicz

Michel Chodkiewicz, Directeur Général des éditions du Seuil jusqu'en juin 1989, Directeur d'Études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Sa famille d'origine catholique polonaise est établie en France depuis 1832. Lors d'un voyage dans les pays arabes, il découvre le soufisme et se convertit à l'Islam vers l'âge de 17 ans. Depuis, il fait une recherche inlassable sur les textes d'Ibn 'Arabi qui servent de matière à son séminaire à l'École des Hautes Études.

Recherche poursuivie par, deux de ses enfants dont Claude Addas qui a publié un ouvrage où elle relate l'itinéraire spirituel et géographique du cheikh alAkbar: Ibn 'Arabi, ou la quête du Soufre Rouge (Paris, Gallimard, 1989).

Michel Chodkiewicz est considéré comme l'un des plus grands spécialistes de la pensée akbarienne. Les éditions Sindbad viennent de publier sous sa direction une édition critique des Futuhat alMakkiyya - les Illuminations Mecquoises- (se reporter à sa bibliographie)

L'entretien accordé à Elias pour la Tribune d'Octobre (Montreuil, No 19, mars 1990) constitue le prolongement d'une conférence qu'il a donnée en 1990 à l'Institut du Monde Arabe qui avait pour thème: "Certitudes et conjectures sur l'influence du soufisme sur la pensée occidentale".


Pourquoi l'Occident médiéval, selon vous, a-t-il montré peu d'intérêt pour le soufisme alors même qu'il puisait allègrement dans les sciences arabes? Les raisons seraient-elles purement techniques?
Je crois qu'on ne peut pas retenir, pour expliquer ce manque d'intérêt apparent, des raisons purement techniques qui seraient dues, par exemple, aux difficultés d'accès aux ouvrages de tasawuf. On ne voit pas pourquoi il serait plus difficile de trouver des textes soufis que des textes philosophiques ou scientifiques. D'autre part, le problème de la complexité de ces textes ne me parait pas non plus une explication. Ceux d'Averroès ou d'Avicenne n'étaient pas non plus faciles. Donc, les explications de cet ordre me paraissent, à supposer qu'on puisse les retenir, comme extrêmement secondaires. La raison principale, je la vois dans le fait suivant: en matière de philosophie et de sciences, l'Occident était demandeur. Les Arabes avaient une avance considérable en médecine, astronomie, mathématiques etc...
L'Occident chrétien avait des besoins cultuels en matière de pensée spéculative. Mais sa foi, sa compréhension des vérités de la foi, sa vie spirituelle étaient suffisamment robustes pour qu'il n'éprouve pas le sentiment d'un manque à combler. Je crois qu'il est significatif que l'intérêt pour le soufisme et pour d'autres traditions orientales ait commencé justement au moment où la foi et les valeurs spirituelles s'étaient affaiblies en Occident. Ce mouvement s'est amorcé au XVIIIe siècle, s'est confirmé au XIXe et s'est accéléré au XXe: c'est au XXe, en effet, qu'on a traduit beaucoup de textes soufis d'une part, et qu'on a assisté d'autre part à des mouvements de conversion à l'islam en Europe et en Amérique déterminés par cet appel d'air du soufisme.

Pourquoi le soufisme n'a "pas pris" plus tôt?
Il n'y a pas de preuves historiquement admissibles établissant des contacts entre les traditions spirituelles de l'Occident et l'Islam.
Il existe des conjectures, des indices mais pas de certitudes; contrairement aux affirmations qui ont été faites quelques fois par des spécialistes et souvent par des vulgarisateurs. Il me parait en même temps invraisemblable que des gens qui vivaient ensemble, soit au Proche-Orient à l'époque des croisades, soit en Espagne ou en Sicile, se soient complètement ignorés. La culture était partagée. Or cette culture était imprégnée de religieux. Il est impensable que de grands spirituels chrétiens aient été totalement indifférents à ce que pourraient penser et vivre de grands spirituels musulmans. Mais ceci a du se passer sur le plan de contacts individuels qui n'ont pas laissé de traces historiques.

Pourtant les orientalistes évoquent les influences qu'auraient subies Thérèse d'Avila ou Raymond Lulle?
Dans le cas de Lulle, on a tendance à surestimer la profondeur de sa connaissance du soufisme. En vérité, il connaît peu le soufisme même s'il lui est arrivé d'utiliser des termes ou des concepts empruntés au soufisme comme la notion de "habdarat" ou des "asma Allah alhusna". On a l'impression qu'il n'a pas essayé de comprendre ce que signifiaient ces termes pour les soufis. Il les a retenus et leur a donné une équivalence chrétienne très superficielle. Donc, il y a plutôt un habillage de notions chrétiennes par des termes empruntés au soufisme chez Raymond Lulle qu'une compréhension en profondeur; du moins sur la base des textes que je connais. Mais il y a eu probablement d'autres personnages dont l'histoire n'a pas retenu la trace. Après tout, les contacts entre individus ne donnent pas toujours lieu à la constitution d'archives surtout à cette époque. J'ai émis l'hypothèse que des juifs convertis au christianisme auraient pu jouer un rôle de transmetteurs après la reconquête de l'Espagne par les chrétiens, ce qui expliquerait les traces d'influentes soufies qu'on trouve chez Thérèse d'Avila (qui avait un grand-père juif). Il ne faut pas oublier que les juifs participaient à cette même culture, écrivaient dans la même langue et lisaient les mêmes textes.

Et les Juifs qui ont été acquis au soufisme comme certains descendants de Maïmonide par exemple?
Ce ne sont pas des soufis à proprement parler. Ils restaient juifs. (Michel Chodkiewicz a précisé à maintes reprises que pour être soufi, il faut être musulman).
Sourate Al Fatiha l'Ouvrante
Mais ils se sont aperçus qu'il y avait des ressources spirituelles immenses dans le soufisme. Ils ont lu des auteurs soufis. A ce propos, je vous renvoie au livre de Paul Fenton qui a été publié chez Verdier et qui s'intitule: "Deux traités de mystique juive". Ces deux traités sont dus à des descendants de Maïmonide. Ils ont littéralement recopié des passages d'auteurs soufis. Seulement quand il y avait une citation d'un des compagnons du Prophète, par exemple, ils écrivaient: " Un sage d'entre les nations a dit que...". De même que lorsqu'il y avait une citation coranique, ils cherchaient un passage de la Tora qui pouvait convenir.
C'est la raison pour laquelle je retiens plutôt l'hypothèse que c'est par les juifs plus que par l'intermédiaire des Moriscos que certaines disciplines se sont transmises. Les juifs convertis au christianisme, en apparence ou en réalité, avaient gardé davantage de la culture arabo-islamique que les Moriscos parce qu'en réalité, l'élite musulmane est partie vers l'Orient et ceux qui sont restés étaient pauvres en culture.

Peut-on avoir une saisie du soufisme sinon une perception sans le pratiquer soi-même? Autrement dit, doit-on procéder d'une sorte d'anthropologie participante?
L'exemple de bien des orientalistes montre qu'on peut travailler toute sa vie sur les textes soufis sans jamais les comprendre en profondeur. Ceci est vrai de toute autre tradition mystique. Je pense que si on travaille simplement sur les textes avec un esprit ouvert, on arrive à saisir les concepts mais pas le dawq (saveur). Selon une image qu'emploient les soufis: lorsque vous décrivez le miel à quelqu'un qui n'en a jamais goûté, vous avez beau user de tous les instruments nécessaires pour vous exprimer, vous n'arriverez jamais à lui faire sentir ce que c'est le goût du miel.
Par conséquent, je pense qu'une perception vraiment pénétrante des valeurs du soufisme implique un certain degré de participation et on le sent bien dans les textes même chez les musulmans. Il ne suffit d'ailleurs pas d'être musulman. Vous avez des auteurs musulmans qui sont des esprits très brillants mais qui n'utilisent que leurs ressources mentales pour commenter un texte soufi et d'autres qui intuitivement saisissent l'essentiel.
Je vais prendre l'exemple de deux personnages bien connus. L'un vécut au XIXe siècle et l'autre est mort assez récemment. Au XIXe siècle, vous avez l'Émir Abdelkader qui était un soufi. Et quand dans son Kitab al Mawaqif (Livre des Stations), il commente Ibn 'Arabi, ce n'est pas un travail appliqué, rigoureux, de bon élève qui essaie de comprendre un texte. Le commentaire est écrit d'une manière très simple mais il va tout de suite à l'essentiel. Et puis il y a un texte que j'ai découvert tout récemment: le commentaire de Fusus al Hikam d'Ibn 'Arabi par Khomeiny quand il était étudiant en théologie. C'est un commentaire en arabe, très brillant, d'un homme qui possède une vaste culture, qui a un esprit très aiguisé mais, à aucun moment on ne sent ce qu'on ressent chez l'Émir. C'est à dire le dawq, la saveur, dont j'ai parlé. Je ne veux pas me prononcer sur le cas spirituel de l'Imam. Je constate simplement que c'est consciencieux, ingénieux mais guère plus.

Peut-on parler dans le cas de ce commentaire d'une lecture exotérique qui serait l'oeuvre d'un mutakallim ?
Il faut savoir que dans l'islam chi'ite iranien en particulier, on évite d'employer le terme de soufisme qui est mal vu, parce qu'il est identifié au sunnisme. On préfère le terme 'irfan (gnose). Le propre du 'irfan est d'être spéculatif et fortement philosophant. C'est une des caractéristiques du "soufisme" iranien.

C'est ce qu'on pourrait traduire éventuellement par théosophie [connaissance des choses divines]?
Littéralement c'est une gnose. Le mot est constitué à partir de la racine 'arafa. Mais en fait cela désigne ce que dans le sunnisme on appellerait tasawuf (soufisme).

Les turuq [confréries mystiques] connaissent des fortunes diverses selon des pays. Qu'en est-il de la vitalité du soufisme dans ces conditions?
D'abord, je voudrais qu'on distingue bien la présence ou l'absence du tasawuf du phénomène de la vitalité ou de la décadence des turuq. Ce sont deux choses différentes. On a tendance, surtout au Maghreb, à les identifier. Le tasawuf a commencé avant qu'il y ait des turuq. Il peut aussi exister là où il n'y en a pas.
Les turuq sont le mode d'architecture sociale dont le tasawuf s'est revêtu à un certain moment de son histoire. En gros, cela commence au XIIIe siècle et cela va en se cristallisant de plus en plus... Ce qui est important dans le tasawuf, c'est la notion de silsila (chaîne initiatique.) que celle de turuq. Il ne faut pas croire qu'une silsila génère forcément une tariqa.
Le cas d'Ibn 'Arabi est tout à fait évident. Sa silsila continue jusqu'à nos jours (!). Ceux qui se sont transmis la Khirqa akbaria ou la baraka akbaria n'ont jamais constitué de tariqa. On peut être rattaché à la généalogie initiatique d'un cheikh sans que cela devienne une institution. Le soufisme peut exister en dehors de ces formes institutionnelles. C'était le cas avant le XIIIe siècle. Il y avait des configurations très fluides autour d'un maître mais elles ne prenaient pas cette forme hiérarchique, pyramidale, organisée et codifiée qu'est devenue la tariqa. A partir du moment où on fait cette distinction, je dirai que le tasawuf n'a jamais cessé d'exister et que sa vitalité ne doit pas être ramenée à ses manifestations extérieures. Car il concerne le batin, l'intérieur de l'être.
Ce n'est pas un parti politique dont on mesure la force en fonction du nombre de ses adhérents.
Malgré le distinguo qu'on pourrait faire, il faut admettre que la crise des confréries rejaillit d'une certaine façon sur le soufisme.
En Algérie par exemple, quelle qu'ait été la crise qu'ait connu les turuq, il subsiste des gens que je considère comme d'authentiques soufis. Il en subsiste dans tout le Maghreb et dans tout le monde musulman, y compris en Chine et en U.R.S.S. Et je parle de faits que j'ai pu constater.
Je crois que les turuq ont été amenées, et c'est le cas dans les pays où l'Islam a été persécuté comme U.R.S.S., à prendre en charge non pas simplement l'ésotérique mais l'exotérique aussi. Le livre de Bennigsen, Le soufi et le commissaire (Paris, Seuil) que nous avons publié, montrait qu'il y avait en URSS un islam officiel avec des imams nommés par le pouvoir, mais que la religion réellement vivante était celle des turuq. Ces dernières deviennent des mouvements de masse qui assument une fonction d'enseignement, de respect de la pratique et des actions caritatives qui normalement auraient été du ressort de l'exotérique.

Comme ce fut le cas des turuq à l'époque coloniale qui ont pallié un sous-équipement institutionnel?
La situation est encore plus frappante en Union Soviétique. En Algérie, l'islam n'était pas persécuté. On n'interdisait pas aux musulmans de se rendre à la mosquée.
En U.R.S.S. sous Staline la pratique religieuse était passible de la déportation. Le rôle des turuq est d'autant plus fort que la persécution est plus violente. Ces turuq deviennent un mélange d'associations culturelles, de partis politiques, de coopératives éducatives et ce qui est spécifique du tasawuf a tendance à s'effacer.
Je pense que dans le monde où nous vivons, le tasawuf va subir une espèce de polarisation. Il y a d'une part une certaine présence du tasawuf qui va suivre la voie qu'ont eue beaucoup de turuq d'Asie centrale; c'est-à-dire prendre en charge une communauté quand les institutions normales n'existent plus ou sont discréditées. Et puis, en sens inverse, il va y avoir un tasawwuf de plus en plus discret. Je ne dirai pas clandestin.
J'ai employé un terme peut-être exagéré en parlant de persécution. Prenons le cas de l'Egypte. On ne peut parler de persécution. Pourtant depuis les Ottomans jusqu'à Nasser, le gouvernement a toujours exercé un contrôle très rigoureux sur les turuq en vue de les utiliser.

Quand les turuq sont encadrées par l'État comme en Égypte comment peuvent-elles décemment fonctionner?
L'Égypte a toujours été un pays très centralisé. Elle l'était déjà du temps des pharaons et elle l'est restée. Il existe un cheikh al-chouyoukh qui est en quelque sorte le supérieur général de toutes les turuq. Tout est très réglementé Les turuq doivent faire des déclarations sur le nombre et le nom de leurs adhérents. On ne peut nommer un moqaddam sans autorisation de l'administration 
Je ne connais pas bien l'expérience égyptienne. En tout cas en Algérie, les turuq n'ont pas été véritablement persécutées mais censurées d'une certaine façon, notamment par le biais des nationalisations de l'enseignement privé et des lieux du culte.
Un gouvernement peut agir sur les turuq visibles qui ont un siège et des filiales, mais à partir du moment où tout se passe à l'intérieur des individus, que peut faire l'État face à quelqu'un qui pratique le dhikr en silence. C'est cela qui a permis au soufisme de subsister même dans les périodes difficiles où le contrôle étatique et éventuellement les persécutions se multipliaient.
On peut critiquer une zaouïa, mettre en prison un cheikh, mais, ce n'est pas pour autant qu'on fait disparaître le tasawuf parce qu'il est d'abord intérieur. Il peut se traduire secondairement par des processions dans les rues avec des bannières, par des fêtes et des mawalid mais l'essentiel n'est pas là. Ce ne sont là que des manifestations extérieures.

Est-ce que cette intériorité du soufisme ne lui interdit pas la vitalité que peut procurer le prosélytisme, par exemple?

Là encore il faut éviter de parler en terme de parti politique. Il ne s'agit pas de distribuer des cartes et faire signer le maximum de gens et faire verser une cotisation. Le soufisme c'est la Sainteté. C'est le fait de l'identification totale de l'être à ce qu'il croit. Et la sainteté a une action rayonnante même si on ne fait pas de discours, si on ne publie pas des livres. La Sainteté ne se transmet pas par des discours. Mais par un contact. Il faut donc que le contact ait lieu.
J'ai beaucoup voyagé dans le monde musulman et j'ai rencontré des gens que je considère comme des Saints. Ils ne s'amusaient pas à accomplir des miracles sous mes yeux ou à attirer les foules ou à tenir des discours. Mais ils s'imposaient par leur aspect immédiat. Quand on les voyait, ils étaient totalement transparents. Le Saint est un être qui intègre entièrement les vérités de la foi.

Qu'est ce que le tasawwuf finalement?
Les soufis ont donné des définitions extrêmement complexes, mais le tasawuf comme tout ce qui est essentiel en Islam, peut-être ramené au Coran ou au Hadith. La référence culturelle c'est tout simplement le Hadith sur l'ihsan: an ta'abuda Allaha Kaanaka tarahu. Cette phrase du prophète, il faut la mesurer: "Il faut que tu adores Dieu comme si tu le voyais". Cette réponse que fait le prophète à Seyiduna Jibril [l'ange Gabriel] signifie bien qu'il y a des êtres qui se comportent "comme s'ils voyaient Dieu".

Peut-on expliquer alors la suspicion dans laquelle ont été tenus les soufis au début et encore aujourd'hui?

On a trop exagéré cette suspicion et on oublie en particulier que beaucoup de soufis ont été en même temps des fuqaha. L'un des cas les plus connus était celui de Abd-al-Qadir al Jilani l'éponyme de la tariqa Qadiriya qui était aussi un enseignant. Il était réputé pour sa connaissance du fiqh et du Hadith.
Il appartenait au hanbalisme qui représentait pourtant une attitude sévère à l'égard du soufisme.
L'attitude des fuqaha peut se comprendre jusqu'à un certain point. Au-delà, elle est inadmissible.
Les soufis sont amenés à dire dans des cercles restreints des choses qui, si elles sont mal comprises par un public plus large, auquel du reste elles n'étaient pas destinées, peuvent ébranler sa foi. Je comprends très bien que des fuqaha disent qu'un texte est dangereux pour la foi des gens qui ne sont pas préparés à le recevoir. Donc il faut limiter sa circulation. D'ailleurs ce point de vue est partagé par les soufis eux-mêmes.
Jusqu'à un certain point, je dirai que l'attitude des fuqaha tient de la prudence. Les formulations du tasawuf ne sont pas faites pour tout le monde et elles peuvent être dangereuses pour certaines personnes et déconseillées à d'autres.
Jusque là, ils ont raison. Mais seulement, parfois ils vont au delà. Ils ne se bornent pas à recommander la limitation de la circulation d'un texte. Ils disent qu'il faut mettre l'auteur de cet écrit au feu. Ils prononcent le takfir contre lui. Ils demandent que ses livres soient brûlés. Et cela, ils n'ont pas à le faire parce que la règle fondamentale dans la Sunna est de choisir l'interprétation la plus bienveillante.
C'est-à-dire admettre que l'auteur fait partie de ahl al qibla et qu'on peut savoir pas bien compris ce qu'il voulait dire et on laisse le jugement à Dieu. On n'a pas le droit de déclarer Kafir [mécréant] un musulman sincère, sous prétexte qu'on n'a pas saisi ses intentions. La limite c'est le tawaqqul [s'en remettre à Dieu] quand on ne sait pas, ou on s'abstient de juger ou on crédite l'auteur.

Al Niffari

Al Niffari

Mawqif al Qurb
Station de la Proximité

Il m'arrêta dans la Proximité et me dit

De moi aucune chose n'est ni éloignée ni proche d'une autre, sinon selon la modalité de sa fixation par moi dans la proximité et l'éloignement.

Il me dit: L'éloignement tu le connais par la proximité, et la proximité tu la connais par l'existence: et je suis celui que la proximité ne quête pas, et que l'existence n'atteint pas.

Il me dit: La plus infime des sciences de la proximité est que tu constates les traces de mon regard en toute chose, de sorte que prévale sa maîtrise sur la connaissance que tu en as.

Il me dit: La proximité que tu connais comparée à celle que je connais est semblable à ta connaissance comparée à la mienne.

Il me dit: Tu n'as connu ni mon éloignement, ni ma proximité, pas plus que tu n'as connu mon attribution comme je l'ai connue.

Il me dit: Je suis le proche, mais pas comme proximité d'une chose à une autre; et je suis le lointain, mais pas comme éloignement d'une chose à une autre.

Il me dit: Ta proximité n'est pas ton éloignement, et ton éloignement n'est pas ta proximité: et je suis le proche/lointain d'une proximité qui est l'éloignement et d'un éloignement qui est la proximité.

Il me dit: La proximité que tu connais est distance, et l'éloignement que tu connais est distance: et je suis le proche/lointain sans distance.

Il me dit: Je suis plus proche de la langue qu'elle ne l'est de sa propre Parole quand elle articule. Celui qui me contemple n'évoque pas, et celui qui m'évoque ne contemple pas.

Il me dit: Si ce que le contemplateur/évocateur contemple n'est pas une vérité, il se voile par ce qu'il évoque.

Il me dit: Tout évocateur n'est pas contemplateur: mais tout contemplateur est un évocateur.Il me dit: Je me suis fait connaître à toi, et tu ne m'as pas reconnu: cela est éloignement. Ton coeur m'a vu et ne m'a pas vu: cela est éloignement.

Il me dit: Tu me trouves et ne me trouves pas: cela est l'éloignement. Tu me décris et ne me saisis pas dans mon attribution: cela est l'éloignement. Tu écoutes le message que je te destine comme s'il venait de ton coeur alors qu'il vient de moi: cela est l'éloignement. Tu te vois, alors que je suis plus proche de toi que ta propre vision: c'est cela l'éloignement.

Mawqif al Kibriya'
Station de la Gloire

Il m'arrêta dans la Gloire et me dit: Nul ne la possède excepté Moi, et elle ne convient à personne d'autre qu'à Moi. Je suis le glorieux dont le voisinage ne peut être supporté, et dont l'endurance ne peut être approchée. J'ai manifesté le Patent et je suis plus manifeste que lui; sa proximité ne m'atteint pas et son existence ne parvient pas jusqu'à moi. J'ai dissimulé le Latent, et je suis plus dissimulé que lui; sa preuve ne s'applique pas à moi, et son chemin ne mène pas directement à moi.

Il me dit: Je suis plus proche de chaque chose que sa connaissance ne l'est d'elle-même; sa connaissance ne peut aller audelà d'elle-même vers moi, et la chose ne me connaîtra pas tant qu'elle se reconnaît à elle-même.

Il me dit: Sans moi, les yeux ne perçoivent pas les choses visibles qui leur sont propres, et les oreilles ne réfléchissent pas leur propre écoute.

Il me dit: Si je manifeste le langage de la gloire, je faucherai les intellects tel le fauchage des faucilles, et j'effacerai les connaissances tels les vents impétueux qui soufflent sur le sable.

Il me dit: Si parle la voix de la Gloire, garderont le silence les voix de chaque qualification, et retourneront au néant les fins de chaque lettre.

Il me dit: Où est-il celui qui s'est doté de ses connaissances pour ma rencontre? Si je lui manifeste la langue de la souveraineté, il récusera ce qu'il a connu, et chancellera comme le ciel le jour du tremblement.

Il me dit: Si je ne te témoigne pas ma Gloire, dans ce dont je suis moi-même témoin, c'est que je t'ai maintenu dans son humiliation.

Il me dit: La secte du ciel et de la terre se trouve dans la servilité de l'angoisse; mais j'ai des serviteurs que ne peuvent être portés par les flancs de la terre; j'ai témoigné aux yeux de leur coeur les lumières de ma gloire; et sitôt qu'ils approchent une chose, ils la consument; leur coeur n'ont pas de vue dans le ciel pour l'affermir, ni de retour sur terre pour y demeurer.

Il me dit: Dote-toi de ce dont tu as besoin pour t'unir à moi, sinon je te retournerai à ton besoin et te séparerai de moi.

Il me dit: En compagnie de ma connaissance, tu n'es pas dans le besoin, et sitôt qu'elle advient, prends ce dont tu as besoin.

Il me dit: Ma reconnaissance, celle que j'ai manifestée n'endure pas celle que j'ai occultée.

Il me dit: Je ne suis ni la reconnaissance ni la science, et je ne suis ni comme la reconnaissance ni comme la science.


Mawqif al Qurb
Mawqif of Nearness

He stayed me in Nearness, and said to me:
1. Nothing is nearer to Me than any other thing, and nothing is farther from Me than any other thing, except inasfar as I establish it in nearness and farness.

2. Farness is made known by nearness, and nearness is made known by spiritual experience: I am He whom nearness does not seek, and Whom spiritual experience does not attain.

3. The least of the sciences of my nearness is, that thou shouldst see the effects of my regard in everything, and that it should prevail in thee over thy gnosis of it.

4. The nearness which thou knowest is, compared with the nearness I know, like thy gnosis compared with my gnosis.

5. My farness thou knowest not, and my nearness thou knowest not, nor my qualification knowest thou as I know it.

6. I am the Near, but not as one thing is near to another: and I am the Far, but not as one thing is far from another.

7. Thy nearness is not thy farness, and thy farness is not thy nearness: I am the Near and the Far, with a nearness which is farness, and a farness which is nearness.

8. The nearness which thou knowest is distance, and the farness which thou knowest is distance: I am the Near and the Far without distance.

9. I am nearer to the tongue than its speech when it speaks. Whoso contemplates Me does not recollect, and whoso recollects Me does not contemplate.

10. As for the recollecting contemplative, if what he contemplates is not a reality, he is veiled by what he recollects.

11. Not every recollector is a contemplative: but every contemplative is a recollector.

12. I revealed Myself unto thee, and thou knewest Me not: that is farness. Thy heart saw Me, and saw Me not: that is farness.

13. Thou findest Me and findest Me not: that is farness. Thou describest Me, and dost not apprehend Me by My description: that is farness. Thou hearest my address as though it were from thy heart, whereas it is from Me: that is farness. Thou seest thyself, and I am nearer to thee than thy vision of thyself: that is farness.


Mawqif al Kibriya'
Mawqif of Glory

He stayed me in Glory, and said to me:
1. None has possession of it save Me, and it is proper to none save Me. I am the Glorious, Whose neighbourhood is insupportable and Whose continuance is not sought I manifested the Manifest, and am more manifest than it; its nearness does not attain to Me, and its existence is not guided unto Me: and I concealed the Inwardly, and am more concealed than it; no indication of it applies to Me, and no path of it leads aright unto Me.

2. I am nearer to each thing than its gnosis of itself: but its gnosis of itself does not pass beyond itself to Me, and it does not know Me, so long as its self is the object of its gnosis.

3. But for me, the eyes would not have seen the visible things proper to them and the ears would not have heard the audible things proper to them.

4. If I had uttered the Word of Glory, it would have swept away the perceptions as if with scythes, and obliterated the gnoses like the sand, on the day when the wind sweeps over it.

5. If the Voice of Glory had spoken, the voices of eve y qualification would have been silent, and the attainments of every attribute would have returned to nothingness.

6. Where is he that makes My gnoses a means of coming to Me? If I had shown him the tongue of sovereignty, his gnosis would have been changed to agnosia, and he would have been shaken. as the heavens are shaken on the day of their shaking.

7. If I do not cause thee to witness my Glory in that which I cause thee to witness, then I have set thee in abasement in it.

8. The party of the people of heaven and earth are in the abasement of circumscription. But I have servants, whom heaven cannot contain with all its tiers, and whose hearts the sides of earth cannot support. I have caused the eyes of their hearts to witness my Glory's lights, which fall not on anything but they destroy it. Their hearts behold nothing in the heavens, that they should affirm it, and they have no place of return in the earth, that they should dwell in it.

9. Take that which thou needest to concentrate thee upon Me, or I will restore thee unto thy need and separate thee from Me.

10 When My gnosis is present, there is no need: while My gnosis is coming, take what thou needest.

11. My self-revelation which I have shown forth cannot support My self-revelation which I have not shown forth.

12. I am not self-revelation, and I am not like knowledge: I am not like self-revelation, and I am not like knowledge.

Sohravardi - Le récit de l'exil occidental

Sohravardi, sheikh al Ishraq

Qisat al ghurba al gharbiya
Le récit de l'exil occidental

Prélude
Lorsque j'eus pris connaissance du "Récit de Hayy ibn Yaqzân", malgré les admirables sentences spirituelles et les suggestions profondes qu'il contient, je le trouvai dépourvu de mises en lumière relatives à l'expérience suprême qui est le Grand Ébranlement (Coran 79/34), gardé en trésor dans les Livres divins, confié en dépôt aux symboles des Sages, caché dans le "Récit de Salamân et Absil" que composa l'auteur du "Récit de Hayy ibn Yaqzân" (Avicenne). C'est le Secret sur lequel sont affermies les étapes spirituelles des soufis et de ceux qui possèdent l'intuition visionnaire. Il n'y est point fait allusion dans le "Récit de Hayy ibn Yaqzân", hormis à la fin du livre, là où il est dit: "Il arrive que des anachorètes spirituels d'entre les humains émigrent vers Lui..." Alors j'ai voulu à mon tour en raconter quelque chose sous forme d'un récit que j'ai intitulé "Récit de l'exil occidental", dédié à certain de nos nobles frères. Pour ce qu'il en est de mon dessein, je m'en remets à Dieu.
La chute dans la captivité et l'évasion
1. Début du récit. Lorsque, étant parti de la région audelà du fleuve, j'eus entrepris, en compagnie de mon frère 'Asim, le voyage pour le pays d'Occident, afin de donner la chasse à certains oiseaux des rivages de la Mer Verte.

2. Voici que nous tombâmes soudain dans "la ville dont les habitants sont des oppresseurs" (Coran 4/77), je veux dire la ville de Qayrawân.

3. Lorsque ses habitants se furent aperçus de notre arrivée inopinée et eurent compris que nous étions des enfants du Shaykh connu comme alHâdî ibn alKhayr le Yéménite.

4. Ils nous cernèrent, nous lièrent avec des chaînes et des carcans de fer, et nous jetèrent prisonniers dans un puits à la profondeur sans limite.

5. Mais il y avait, dominant le puits inoccupé que l'on avait peuplé de notre présence, un château élevé, fortifié de nombreuses tours.

6. Il nous fut dit: "Vous ne commettrez aucune faute, si, la nuit venue et vous étant dépouillés de vos vêtements, vous montez au château. Mais à la pointe du jour, il vous faudra absolument redescendre au fond du puits."

7. Certes, au fond du puits, il y avait "des ténèbres s'entassant sur des ténèbres" (Coran 24/40). Lorsque nous étendions nos mains, c'est à peine si nous pouvions les voir (24/40).

8. Mais, pendant les heures de la nuit, nous montions au château, dominant alors l'immensité de l'espace, en regardant par une fenêtre. Fréquemment venaient à nous des colombes des forêts du Yémen, nous informant de l'état des choses dans la région interdite. Parfois aussi nous visitait un éclair du Yémen, dont la lueur en brillant du "côté droit" (Coran 28/30), du côté "oriental", nous informait des familles vivant dans le Najd. La brise parfumée des senteurs de l'arak suscitait en nous élan d'extase sur élan d'extase. Alors nous soupirions de désir et de nostalgie pour notre patrie.

9. Ainsi donc nous montions pendant la nuit et redescendions pendant le jour. Or, voici que pendant une nuit de pleine lune nous vîmes la huppe (Coran 27/20 SS.) entrer par la fenêtre et nous saluer. Dans son bec il y avait un message écrit, provenant "du côté droit de la vallée, dans la plaine bénie, du fond d'un buisson" (Coran 28/30).

Io. Elle nous dit: "J'ai compris (27/22) quel est le moyen de vous délivrer, et je vous apporte à tous deux "du royaume de Saba des nouvelles certaines" (27/22). Tout est expliqué dans le message de votre père."

11. Nous primes connaissance du message. Voici ce qu'il contenait: "Ceci vous est adressé par alHâdi, votre père. Au nom de Dieu le Miséricordieux, le TrèsMiséricordieux. Nous soupirons après vous, mais vous n'éprouvez aucune nostalgie. Nous vous appelons, mais vous ne vous mettez pas en route. Nous vous faisons des signes, mais vous ne comprenez pas."

12. Il me donnait ensuite dans le message les indications que voici: "Toi, ô un tel, si tu veux te délivrer en même temps que ton frère, ne tardez pas à vous résoudre au voyage. Attachez-vous à notre câble, c'est-à-dire (aux noeuds) du Dragon du Ciel de la Lune au monde spirituel, lequel domine sur les plages de l'éclipse.

13. Lorsque tu seras arrivé à "la vallée des fourmis" (27/18), secoue le pan de ta robe et dis: "Gloire à Dieu qui m'a fait vivant après m'avoir fait mourir" ( 2/244 et 261). "C'est vers lui qu'est notre résurrection" (67/15). Ensuite fais périr tes gens.

14. "Finisen avec ta femme car elle est de ceux qui restent en arrière" (15/60 et 29/31). "Avance là où tu en as reçu l'ordre" (15/65), "tandis que tout ce peuple sera mort, déraciné, lorsque viendra le matin" (15/66). Monte sur le navire et dis: "Au nom de Dieu, qu'il vogue et qu'il arrive au port" (11/43).
La navigation sur le vaisseau de Noé
15. Dans la lettre était expliqué tout ce qui surviendrait en cours de route. La huppe prit les devants, et le soleil était en position juste au-dessus de nos têtes, lorsque nous arrivâmes à l'extrémité de l'ombre. Nous prîmes place dans le vaisseau, et il nous emporta "au milieu de vagues pareilles à des montagnes" (11/44). Notre projet était de gravir la montagne du Sinai, afin de visiter l'oratoire de notre père.

16. Alors entre moi et mon fils "les flots s'élevèrent" nous séparant, "et il fut parmi les engloutis" (11/45).

17. Je compris ainsi que pour mon peuple, le temps de l'accomplissement de la menace le concernant était le matin. "Le matin n'est-il pas proche?" (11/83).

18. Et je sus que "la ville qui se livrait à des turpitudes" (2I/74) "serait renversée de fond en comble" (11/84) et qu'il pleuvrait "sur elle des briques de terre cuite" (11/84).

19. Lorsque nous arrivâmes à un endroit où les flots s'entrechoquaient et où roulaient les eaux, je pris la nourrice qui m'avait allaité et je la jetai dans la mer.

20. Mais nous voyagions sur un navire "fait de planches et de clous" (54/13). Aussi nous l'endommageâmes volontairement (18/78) par crainte d'un roi qui derrière nous "s'emparait de tout navire par la force" (18/78).

21. Et "le navire tout chargé" (l'arche, 26/119) nous fit passer par l'île de Gôg et de Mâgôg (18/93 SS.), du côté gauche de la montagne al-Jûdi (11/46).

22. Or il y avait avec moi des génies qui travaillaient à mon service, et j'avais à ma disposition la source du cuivre en fusion. Je dis aux génies: "Soufflez sur le fer jusqu'à ce qu'il devienne comme le feu" (et que je jette sur lui le cuivre en fusion, 18/95) . Ensuite je dressai un rempart, de sorte que je fus séparé de Gôg et de Mâgôg (18/94).

23. Alors fut vraiment réalisé pour moi que "la promesse de ton Seigneur est vraie" (18/98).

24. Je vis en cours de route les puits de 'Ad et de Thamoud; je parcourus la région, "elle était ruinée et effondrée" (2/26 et 22/44).

25. Alors, je pris les deux fardeaux avec les Sphères et les plaçai en compagnie des génies dans un flacon que j'avais fabriqué en lui donnant une forme ronde, et sur lequel il y avait des lignes dessinant comme des cercles.

26. Je coupai les courants d'eau vive depuis le milieu du ciel.

27. Lorsque l'eau eut cessé de couler au moulin, l'édifice s'effondra, et l'air s'échappa vers l'air.

28. Je lançai la Sphère des Sphères contre les cieux, de sorte qu'elle broyât le soleil, la lune et les étoiles.

29. Alors je m'échappai des quatorze cercueils et des dix tombes, d'où ressuscite l'ombre de Dieu, de sorte qu'elle est "attirée peu à peu" (25/48) vers le monde hiératique, après que "le soleil lui a été donné pour guide" (25/47).

30. Je trouvai le chemin de Dieu. Alors je compris: "Ceci est mon chemin, c'est le droit chemin" (6/154).

3I. Quant à ma soeur, voici que pendant la nuit elle fut "enveloppée dans le châtiment divin" (12/107); alors elle resta enténébrée dans une fraction de la nuit, après fièvre et cauchemar allant jusqu'à l'état de prostration complète.

32. Je vis une lampe dans laquelle il y avait de l'huile; il en jaillissait une lumière qui se propageait dans les différentes parties de la maison. Là même la niche de la lampe s'allumait et les habitants s'embrasaient sous l'effet de la lumière du soleil se levant sur eux.

33. Je plaçai la lampe dans la bouche d'un Dragon qui habitait dans le château de la Roue hydraulique; au-dessous se trouvait certaine Mer Rouge; au-dessus il y avait des astres dont personne ne connait les lieux d'irradiation hormis leur Créateur et "ceux qui ont une ferme expérience dans la connaissance" (3/5).

34. Je constatai que le Lion et le Taureau avaient tous deux disparu; le Sagittaire et le Cancer s'étaient involués tous deux dans le pliage opéré par la rotation des Sphères. La Balance resta en équilibre lorsque l'Étoile du Yémen (Sohayl, Canope) se leva d'au-delà certains nuages ténus, composés de ce que tissent les araignées du Monde élémentaire dans le monde de la génération et de la dissolution.

35. Il y avait encore avec nous un mouton; nous l'abandonnâmes dans le désert, où les tremblements de terre le firent périr, tandis que la foudre tombait sur lui.

36. Alors, quand toute la distance eut été parcourue et que la route eut pris fin, tandis que "bouillonnait la fournaise" (altannûr, 1'"athanor", 11/42 et 23/27) dans la forme conique (du c¦ur), je vis les corps célestes; je me conjoignis à eux et je perçus leur musique et leurs mélodies. Je m'initiai à leur récital; les sons en frappaient mon oreille à la façon du vrombissement produit par une chaine que l'on aurait tirée le long d'un dur rocher. Mes muscles étaient sur le point de se déchirer, mes articulations sur le point de se rompre, tant était vif le plaisir que j'éprouvais. Et la chose n'a cessé de se répéter en moi, jusqu'à ce que la blanche nuée finisse par se dissiper et que la membrane soit déchirée.
Au Sinaï mystique
37. Je sortis des grottes et des cavernes, et j'en finis avec les vestibules: je me dirigeai droit vers la Source de la Vie. Voici que j'aperçus les poissons qui étaient rassemblés en la Source de la Vie, jouissant du calme et de la douceur à l'ombre de la Cime sublime. "Cette haute montagne, demandai-je, quelle est-elle donc? Et qu'est-ce que ce Grand Rocher."

38. Alors l'un des poissons "choisit pour son chemin dans la mer un certain courant" (18/60). Il me dit: "Cela, c'est ce que tu désiras si ardemment; cette montagne est le mont Sinaï, et ce Rocher est l'oratoire de ton père.
"Mais ces poissons, dis-je, qui sont-ils?
"Ce sont les semblables à toi-même (tes semblables). Vous êtes les fils d'un même père. Épreuve pareille à la tienne les avait frappés. Ce sont tes frères."

39. Lorsque j'eus entendu cette réponse, et en ayant éprouvé la vérité, je les embrassai. Je me réjouis de les voir comme ils se réjouirent de me voir. Puis je fis l'ascension de la montagne. Et voici que j'aperçus notre père à la façon d'un Grand Sage, si grand que les Cieux et la Terre étaient près de se fendre sous l'épiphanie de sa lumière. Je restai ébahi, stupéfait. Je m'avançai vers lui, et voici que le premier, il me salua. Je m'inclinai devant lui jusqu'à terre, et j'étais pour ainsi dire anéanti dans la lumière qu'il irradiait.

40. Je pleurai un moment, puis je lui dis ma plainte au sujet de la prison de Qayrawân. Il me dit: "Courage! Maintenant, tu es sauvé. Cependant il faut absolument que tu retournes à la prison occidentale, car les entraves, tu ne t'en es pas encore complètement dépouillé." Lorsque j'entendis ces mots, ma raison s'envola. Je gémis, je criai comme crie quelqu'un qui est sur le point de périr, et je le suppliai.

41. Il me dit: "Que tu y retournes, c'est inéluctable pour le moment. Cependant je vais t'annoncer deux bonnes nouvelles.

La première, c'est qu'une fois retourné à la prison, il te sera possible de revenir de nouveau vers nous et de monter facilement jusqu'à notre paradis, quand tu le voudras. La seconde, c'est que tu finiras par être délivré totalement; tu viendras te joindre à nous, en abandonnant complètement et pour toujours le pays occidental."

42. Ses paroles me remplirent d'allégresse. Il me dit encore: "Sache que cette montagne est le mont Sinaï (23/20, Tûr Saynâ); mais au-dessus de celle-ci, il y a une autre montagne: le Sinai (95/2, Tûr Sînîna) de celui qui est mon père et ton aïeul, celui envers qui mon rapport n'est pas autre que ton propre rapport envers moi.

43. "Et nous avons encore d'autres aïeux, notre ascendance aboutissant finalement à un roi qui est le Suprême Aïeul, sans avoir lui-même ni aïeul ni père. Nous sommes ses serviteurs; nous lui devons notre lumière; nous empruntons notre feu à son feu. Il possède la beauté la plus imposante de toutes les beautés, la majesté la plus sublime, la lumière la plus subjugante. Il est au-dessus de l'Au-dessus. Il est Lumière de la Lumière et au-dessus de la Lumière, de toute éternité et pour toute éternité. Il est celui qui s'épiphanise à toute chose "et toute chose va périssante hormis sa Face" (28/88).
Postlude
44. C'est de moi qu'il s'agit dans ce Récit, car je suis passé par la catastrophe. De l'espace supérieur je suis tombé dans l'abîme de l'Enfer, parmi des gens qui ne sont pas des croyants; je suis retenu prisonnier dans le pays d'Occident. Pourtant je continue d'éprouver certaine douceur que je suis incapable de décrire. J'ai sangloté, j'ai imploré, j'ai soupiré de regret sur cette séparation. Cette détente passagère fut un de ces songes qui rapidement s'effacent.

45. Sauve nous, ô mon Dieu! de la prison de la Nature et des entraves de la Matière. "Et dis: Gloire à Dieu! Il vous manifestera ses Signes, alors vous les reconnaîtrez. Ton Seigneur n'est pas inattentif à ce que vous faites" (27/95). "Dis: Gloire à Dieu! Pourtant la plupart d'entre eux sont des inconscients" (31/24).